Les normes de reporting extra-financier des entreprises : quel impact pour la redevabilité climatique en 2023 ?

[juin 2023] Plusieurs nouvelles normes réglementaires et privées sont en cours d’élaboration pour réguler les pratiques de reporting environnemental, social et de gouvernance (ESG). À quelques mois du « bilan mondial », l’Observatoire de l’action climat questionne l’impact attendu de ces nouvelles normes.

Note d’analyse de l’Observatoire mondial de l’action climat

  • Auteur : Antoine Gillod, Directeur de l’Observatoire mondial de l’action climat
  • Date : Juin 2023
  • Sommaire
    • À l’international : les travaux de l’ISSB
    • En Europe, la CSRD renforce et élargit les obligations
    • Aux États-Unis : la SEC, un projet en sursis
    • La matérialité : de quoi les entreprises sont-elles redevables ?
    • L’œil de l’Observatoire : au-delà de la transparence, la redevabilité

Selon les chiffres de septembre 2022, la campagne onusienne Race to Zero recensait 8 307 entreprises ayant fixé un objectif de neutralité carbone à travers le monde. Dans ce contexte d’adoption massive de la grammaire de la « neutralité », la crédibilité des engagements repose sur la capacité des acteurs à s’appuyer sur des standards robustes pour 1) dresser un inventaire de leurs émissions, 2) fixer des objectifs, 3) formuler des plans de transition, 4) mettre en œuvre des actions et 5) évaluer leur impact sur les émissions.

Pour chacune de ces étapes, il existe et se développent encore de très nombreuses initiatives publiques et privées pour évaluer la transparence, la crédibilité et l’impact des engagements des acteurs. Il en va de même pour la redevabilité des acteurs qui s’engagent.

En 2023, trois grands projets de standardisation des normes de reporting extra-financier viendront justement encadrer, réglementer et tenter d’harmoniser les communications d’information sur la durabilité des entreprises :

  • L’International Sustainability Standard Board (ISSB), lancé par la Fondation IFRS (International Financial Reporting Standards) lors de la COP26.
  • Les European Sustainability Reporting Standards (ESRS) développés par le European Financial Reporting Advisory Group (EFRAG), dans le cadre de la directive (UE) 2022/2464, dite « CSRD » (Corporate Sustainability Reporting Directive).
  • La Rule on Climate-Related Disclosure proposée par la Securities and Exchange Commission (SEC) en avril 2022.

Chacune de ces normes va fixer ou mettre à jour des règles sur la divulgation des informations relatives aux impacts et/ou aux risques sur l’environnement, la société et l’écosystème économique de l’entreprise. Cet article propose dans un premier temps de résumer les ambitions et l’avancée des travaux de chacun de ces projets puis, dans un second temps, d’analyser les points de tension et les questions soulevées par l’ensemble de ces projets.

À l’international : les travaux de l’ISSB

Le 04 novembre 2021, la Fondation IFRS annonçait lors de la COP26 à Glasgow la formation de l’International Sustainability Standard Board (ISSB), une initiative visant à développer un standard international de reporting extra-financier. Cette initiative privée s’adresse aux acteurs financiers, afin de leur fournir aux investisseurs les informations sur les risques et les opportunités liés à la durabilité des entreprises.

La création de l’ISSB répond aux demandes du G20, déjà à l’initiative de la Taskforce on Climate- related Financial Disclosure (TCFD) en 2015, et de l’Organisation internationale des commissions de valeurs (OICV) – une association d’autorités financières nationales (ex : la Securities and Exchange Commission aux États-Unis, l’Autorité des Marchés Financiers en France, etc.) – d’harmoniser les cadres de reporting extra-financiers.

Les travaux de l’ISSB, doivent déboucher sur deux standards, qui entreront en vigueur en janvier 2024 :

  • IFRS S1 sur les Divulgations générales d’informations financières liées à la durabilité
  • IFRS S2 sur les Divulgations liées au climat

Les nouvelles normes IFRS seront alignées sur les lignes directrices de la TCFD, ainsi que sur les lignes directrices de deux entités qui se sont « consolidées » au sein de l’IFRS durant l’année 2022 : la Value Reporting Foundations, qui promeut l’intégration des reporting financiers et extra-financiers, et le Climate Disclosure Standards Board (CDSB), un consortium lancé en 2007 par le CDP. Ces deux organisations font maintenant partie intégrante de l’ISSB, participant ainsi au mouvement de concentration des méthodologies et standards de reporting engagé depuis quelques années (cf. Bilan mondial de la finance climat 2022). L’alignement sur les recommandations de la TCFD inscrit clairement l’IFRS dans le champ d’une matérialité simple.

Le champ d’application des normes de l’ISSB dépendra de leur adoption par les autorités financières nationales qui souhaiteront s’y référer pour construire une réglementation. C’est le cas par exemple de l’Australie et de la bourse de Hong Kong.

En ce qui concerne l’IFRS S2 sur le climat, l’ISSB requiert la publication d’un plan de transition, d’une analyse de résilience, un ensemble de métriques (émissions Scope 1, 2 et 3, dépenses d’investissement bas carbone, etc.) et d’objectifs chiffrés.

En Europe, la CSRD renforce et élargit les obligations

Dans le cadre du Pacte vert européen, la Commission européenne a entrepris la révision de la NFRD, afin de renforcer un cadre harmonisé de reporting sur les données ESG des entreprises. La nouvelle Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD), votée à l’automne, est entrée en vigueur le 05 janvier 2023. Il s’agit du 3e pilier de la Stratégie pour une finance verte de l’Union européenne prévue dans le cadre du Pacte vert européen, avec la SFDR sur le reporting extra- financier des investisseurs, et la Taxonomie Verte.

Quels seront les impacts de cette directive ?

  • La CSRD va d’abord significativement étendre le périmètre d’obligation de repoting de 11 000 à 50 000 entreprises ; de nombreuses entreprises de plus de 250 salariés y seront désormais soumises, y compris les PME cotées en bourses.
  • Ensuite, la CSRD doit renforcer le niveau de détail des informations requises auprès des entreprises. C’est l’EFRAG qui est en charge d’élaborer le contenu des normes de reporting. Construit en cohérence avec la Taxonomie Verte, les informations divulguées permettront d’évaluer la « durabilité » d’une entreprise au regard de critères harmonisés et exigeants.
  • Enfin, la CSRD introduit le concept de double matérialité (voir plus bas).

L’EFRAG a donc été chargée par la Commission européenne de préparer de nouvelles normes de reporting de durabilité. Fin novembre 2022, l’EFRAG a présenté douze normes à la Commission, tenant compte des avis formulés lors d’une consultation publique entre avril et août 2022. Ces douze normes sont organisées en quatre catégories adressant les différentes problématiques ESG rencontrées par une entreprise :

  • Les questions transversales (2 normes)
  • Les questions environnementales (5 normes)
  • Les questions sociales (4 normes)
  • Les questions de gouvernance (1 norme)

Les ESRS comportent plus de 80 exigences de divulgation, agglomérant plus de 1 000 points de données. La norme relative au changement climatique (ESRS E1) proposée par l’EFRAG fait l’objet d’un document de 53 pages qui vient préciser l’ensemble des informations et métriques attendues pour évaluer l’impact les risques et les opportunités liés au changement climatiques.

Néanmoins, depuis le printemps 2023, diverses sources indiquent que la Commission européenne envisage de renoncer à certains indicateurs obligatoires, dont la divulgation des émissions en Scope 1, 2 et 3 (Responsible Investor, 17/05/2023).

Aux États-Unis : la SEC, un projet en sursis

En mars 2022, les commissaires de la Securities and Exchange Commission (SEC), l’organisme fédéral américain de régulation et de contrôle des marchés financiers, ont voté en faveur d’une proposition de règlement qui obligerait les entreprises publiques à publier leurs émissions de gaz à effet de serre (Scope 1 et 2), et à les faire auditer et vérifier par un tiers. Les entreprises américaines et étrangères enregistrées auprès de la SEC devraient également publier un plan annuel de réduction des émissions. Contrairement aux travaux de l’ISSB et de l’EFRAG, cette proposition ne s’étend pas à l’ensemble des critères ESG, et ne porte que sur les informations financières liées au climat.

L’adoption des nouvelles règles proposées par la SEC a pris du retard. Un problème informatique a empêché l’enregistrement et la prise en compte de nombreux commentaires publics formulés depuis l’annonce de la proposition en mars ; d’autre part, une décision rendue en juin 2022 par la Cour Suprême des États-Unis, West Virginia v. Environmental Protection Agency estime que les agences étatiques (comme l’EPA ou la SEC) doivent obtenir l’approbation du Congrès pour créer des régulations aux effets économiques et politiques majeurs.

La proposition doit également compter sur l’opposition politique conservatrice. Avant même la publication de la proposition, le procureur général de l’État de West Virginia déclarait être prêt à poursuivre la SEC, au motif que l’obligation de publier ses émissions, notamment en Scope 3, enfreint le Premier amendement de la Constitution. Début mai 2023, le gouverneur de Floride Ron DeSantis a promulgué une proposition de loi visant à empêcher les agents publics d’enquêter sur l’impact environnemental, social et pour la gouvernance des dépenses publiques. La loi interdit également la vente d’obligations ESG. De nombreuses entreprises s’opposent aussi au projet.

Cette proposition fait écho au plan annoncé par Joe Biden a lors la COP27, exigeant des entreprises qui reçoivent plus de 50 millions de dollars par an de contrats publics qu’elles dévoilent leurs émissions de Scope 1 et 2, les informations pertinentes en Scope 3, les risques financiers liés au climat et des objectifs de réduction d’émission science-based.

La matérialité : de quoi les entreprises sont- elles redevables ?

Dans la langue comptable, on parle de « matérialité » pour désigner les informations pertinentes à prendre en compte dans le reporting d’une entreprise. En matière ESG, on distingue deux types de matérialité, bien décrites dans cette note de la Global Reporting Initiative (figure) :

  • La matérialité financière, qui consiste à évaluer les risques et opportunités de l’environnement / du changement climatique pour les performances financières de l’entreprise (on parle alors, par exemple, de climate-related financial disclosure).
  • La matérialité d’ impact, qui consiste à évaluer l’impact de l’entreprise sur son environnement économique, environnemental et social pour toutes les parties prenantes.

En quoi est-ce important ? Selon la matérialité retenue, le reporting va servir deux objectifs différents : la stabilité des marchés financiers d’une part (matérialité financière), et la redevabilité des entreprises d’autre part (matérialité d’impact). On parle de « double matérialité » lorsque les cadres de reporting prennent en compte les deux approches.

Schéma - Double matérialité financière
Figure. La double matérialité financière implique le soucis de l’impact du changement climatique sur l’entreprise et l’impact de l’entreprise sur le changement climatique. Source : Global Reporting Initiative, 2022

Dans le cadre de l’ISSB, il s’agit d’une « matérialité simple », uniquement financière. En se fondant sur les lignes directrices de la TCFD, du VRF et du CDSB, les nouvelles normes IFRS n’ont pas d’autre ambition que d’améliorer l’anticipation et la gestion de risques et d’opportunités financières liées à l’ESG. Un exemple de conséquence concrète : les entreprises seront tenues de renseigner comment leurs objectifs sont « informés par » les accords internationaux comme l’Accord de Paris et les objectifs de nationaux ou sous-nationaux – mais pas de se « comparer à » à ces objectifs.

Les normes préparées par la SEC suivent la même logique, et se concentrent sur les informations financières liées au climat. Ainsi, son président Garry Gensler affirme que ces normes « apporteraient aux investisseurs des informations cohérentes, comparables et utiles à la prise de décision d’investissement ».

De leur côté, les normes ESRS préparées par l’EFRAG suivront le principe de « double matérialité » [1], fixées par la CSRD et la NFRD. Elles organiseront donc le reporting d’informations relatives à la fois à l’évolution des affaires et la situation de l’entreprise, mais aussi aux incidences de ses activités sur les questions ESG.

L’œil de l’Observatoire : au-delà de la transparence, la redevabilité

L’Observatoire accueille favorablement toute initiative de standardisation et d’harmonisation des pratiques de reporting de données utiles à la compréhension, au suivi et à l’évaluation de l’action climat des entreprises. Les données sont la matière première de notre travail, et la qualité et l’homogénéité des données est indispensable à tout exercice de comparaison et d’agrégation à grande échelle des progrès observés. Néanmoins, la divulgation des données est une condition nécessaire mais insuffisante à l’évaluation de la contribution réelle des acteurs non-étatiques aux objectifs climatiques internationaux.

Huit ans après l’adoption de l’Accord de Paris, les reporting extra-financiers, aussi précis soient-ils, ne sauraient suffire à fournir un thermomètre fiable de l’engagement des acteurs ; encore moins de leurs résultats. Hormis le cadre européen, ces normes de transparence ne poursuivent pas d’autres buts que de combler une asymétrie d’information entre une entreprise et un investisseur afin d’assurer la stabilité du système financier. Elles ne disent rien, ou presque, de la crédibilité des plans de transition et des résultats obtenus par les acteurs.

En particulier, les cadres de reporting en matérialité simple partagent une même lecture centrée sur les risques et opportunités que représente le changement climatique pour lesperformances financières des entreprises. Les recommandations de la TCFD, les normes IFRS ou les règles de la SEC ont en commun d’avoir été initiées par des autorités financières (respectivement le FSB, l’OICV et la SEC) ; tandis que les normes européennes découlent d’abord d’un travail législatif des institutions politiques communautaires.

Hormis le cadre européen, ces normes ne poursuivent donc pas d’autres buts que de combler une asymétrie d’information entre une entreprise et un investisseur afin d’assurer la stabilité du système financier. Cet objectif n’est pas négligeable, mais n’est pas non plus neutre en termes de redevabilité climatique. Car toutes ces initiatives sont liées in fine par une même confiance dans la « discipline de marché » et à la capacité des acteurs à prendre des décisions rationnelles auto- déterminées grâce à l’information disponible [2].

Une confiance partagée par les forces politiques en présence. Ainsi, il est symptomatique que le plan Biden-Harris annoncé lors de la COP27 n’associe pas l’obligation de présentation d’un bilan carbone par les entreprises viséescontractant avec le gouvernement fédéral d’une obligation de résultat ou même de crédibilité de leur stratégie de décarbonation pour accéder aux marchés publics. Les acteurs de l’évaluation soucieux de la redevabilité climatique des entreprises ne sauraient donc se satisfaire de données extra-financières conçues pour les acteurs financiers pour apprécier l’ impact et les progrès réalisés en vue d’atteindre les objectifs de l’Accord de Paris.

À l’approche du « bilan mondial », qui observera les progrès collectifs accomplis par les États Parties à l’Accord de Paris lors de la COP28, il est urgent que les acteurs non-étatiques, les institutions internationales et la communauté des acteurs de l’évaluation s’alignent sur les meilleurs standards de redevabilité climatique.

NOTES

[1] Les directives européennes de 2014 et 2022 emploient les termes de « double importance relative » ; il s’agit de la même chose.

[2] Bretts, C. (2017). Climate Change and Financial Instability: Risk Disclosure and the Problematics of Neoliberal Governance. Annal of the American Association of Geographers, vol. 107 (5), pp. 1108-1127

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